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un beau plaidoyer pour ce beau métier
extrait de ce blog : http://education.blog.lemonde.fr/2013/02/14/mon-metier-a-moi-cest-maitresse-decole/
Quelque chose me fait peur chez ceux qui, à l’extérieur ou à l’intérieur du milieu enseignant, semblent vouloir démunir les instits (pardon, les professeurs des écoles) de tout ce qui n’est pas de l’ordre des « fondamentaux »…
Sur les forums que je fréquente, je lis de plus en plus de commentaires sur le fait qu’à l’École primaire, il y a des pertes de temps considérables et qu’il serait bon que nous nous « recentrions » et consacrions tout notre temps à ce fameux « lire, écrire, compter ». Nos élèves fréquenteraient trop les centres de tri sélectif des déchets, les musées, les gymnases et nous serions mieux inspirés de leur faire faire de la copie, de l’écriture, des dictées, du « Bled » et de la récitation de tables de multiplication jusqu’à ce qu’ils aient atteint la « maîtrise » de ces bases, seules indispensables à leur réussite future…
Et là, je me mets à paniquer ! Mais ce n’est pas ça, le métier que j’ai choisi, moi ! Et beaucoup de mes collègues non plus. Si nous n’avions voulu enseigner que le Français, ou que les Mathématiques, nous aurions tenté les concours du Secondaire, voyons !
Moi, ce que je voulais faire, c’était Maîtresse d’École.
Cette dame qui...
Vous savez, cette dame qui le matin ouvre le portail et fait entrer dans la cour les têtes brunes, blondes et rousses et les observe quand ils se retrouvent après au plus un jour d’absence… Celle qui, au bout de dix minutes, tape dans ses mains ou appuie sur une sonnette et les aide à se regrouper, dans un ordre à peu près compatible avec la sécurité du déplacement d’un groupe de vingt-cinq bambins de moins de douze ans dans des couloirs et les escaliers.
Ensuite, la maîtresse ou le maître font ranger les vêtements aux patères du couloir, débloquent les fermetures à glissière coincées, renouent un lacet et même, au besoin, mouchent un petit nez enchifrené avant d’aider les plus maladroits ou les plus tête en l’air à ouvrir un cartable et en extraire des livres, un cahier de texte, un ticket de cantine, un « mot à signer »...
C’est après ces quelques instants de retrouvailles et de rites familiers que les choses sérieuses commencent, celles qui m’ont conduite à ce métier que j’aime toujours autant, après trente-sept années de pratique ! À l’École Primaire, on fait de tout ! On apprend à lire, de mieux en mieux, des textes de plus en plus riches, bien sûr. Et quand je dis lire, c’est le « vrai » lire, celui où l’on déchiffre et comprend en même temps. La tâche complexe par excellence. L’œil loin devant la bouche qui articule, à voix haute, les mots et les phrases devenus idées !
On apprend aussi à écrire, des premiers gribouillis du tout-petit, qui découvre à l’école le pouvoir de l’instrument scripteur qui permet de laisser une trace indélébile, à la rédaction de l’élève de CM2, articulant les phrases logiquement.
Sans rime ni raison
Et, pour en finir avec ces fameux « fondamentaux, on apprend à calculer, terme que je préfère désormais au verbe « compter », tellement cette obsession du « savoir compter », au sens de savoir réciter une « comptine numérique » sans rime ni raison, a perverti l’enseignement des mathématiques à l’école maternelle ces dernières années. Chez nos tout-petits qui découvrent les quantités, calculer combien d’enfants autour de la table si Louisa, Lounès et Mattéo s’assoient tour à tour, combien de biscuits si on doit en donner deux à chacun, combien de perles en tout quand on en met une rouge, une bleue, une jaune et une verte, pour en arriver à calculer, huit à neuf ans plus tard, à quelle vitesse roulait le train qui a doublé le cycliste parti trois heures avant lui de la place de la gare Saint-Charles, à Marseille.
Et c’est à ce point précis que se situe la particularité de mon métier !
Quand je reçois mes tout-petits de deux à trois ans à l’école, ils n’ont aucune idée d’où se trouvent la gare Saint-Charles, Marseille et Pampérigouste ! Ils ne savent pas non plus que trente à quarante mille ans environ avant eux, des hommes ont découvert comment laisser une trace définitive, par la grâce d’un instrument scripteur de fortune.
Selon le milieu où ils évoluent, ils n’ont parfois jamais entendu chanter, jamais lancé un ballon, jamais grimpé sur un tronc d’arbre, jamais joué avec d’autres enfants, jamais vu une image, jamais observé un mille-pattes qui fait neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois tic et une fois toc. Pour certains, il se peut même que, si personne ne le leur fait remarquer, ils ne s’aperçoivent jamais que le soleil éclaire tous les matins la cour de l’école alors que leurs fenêtres de classe sont à l’ombre et que, tous les après-midi, la cour est à l’ombre et les stores de leur classe doivent être baissés s’ils ne veulent pas être éblouis par le soleil se réverbérant sur leur page de cahier !
Et voilà ! Mon métier à moi, c’est ça.
Vivre dans ces microsociétés...
Permettre à mes élèves d’entrer en sixième en sachant où se trouvent Marseille, Lyon, Barcelone, New York et Djakarta (mais toujours pas Pampérigouste), mais aussi comment les hommes et les arts ont évolué depuis les traces de mains sur une paroi rocheuse, les flûtes d’os et les campements de branchages et pourquoi le mille-pattes ne fera jamais neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois tic et une fois toc, sauf dans les comptines et les chants que je leur apprends !
Mon métier, c’est aussi de leur apprendre à vivre dans ces microsociétés que sont leur classe, leur école et les écoles voisines qu’ils croisent au cinéma, au concert, au musée ou qu’ils rencontrent lors des journées sportives que nous organisons.
Mon métier, c’est de dégourdir physiquement ceux dont les parents font un peu trop confiance aux écrans pour ouvrir leurs enfants sur l’extérieur, de dégourdir intellectuellement ceux qui, pour une raison ou une autre, ne reçoivent pas les stimulations nécessaires et de dégourdir manuellement ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de se servir de leurs dix doigts pour dessiner, modeler, découper, clouer, visser, coudre, coller… D’en faire des futurs adolescents complets, quoi.
Bien sûr, je pourrais déléguer. Nous le faisons déjà dans les écoles où c’est l’un d’entre nous qui prend les enfants en musique parce que sa pratique du chant choral et sa connaissance de l’art musical font qu’il réussit mieux que nous à emmener les élèves sur le chemin de la maîtrise de ces compétences. Un autre fait de même en arts visuels, un troisième va prendre en charge l’Histoire qu’il adore…
Souvent il faut néanmoins que nous intervenions parce que « la maîtresse », ou « le maître », c’est celui que l’enfant écoute et qu’il suit et « les autres », ceux avec qui il se sent moins à l’aise, moins en confiance et du coup, ceux qu’il ignore, rejette, craint ou chahute, au choix et selon sa personnalité. L’enfance n’est pas l’âge de l’indifférence et si, plus tard, ils pourront naviguer d’une heure avec M. X, professeur de musique, à quatre heures avec Mme Y, professeur de lettres, là, leur maître (ou leurs maîtres, quand l’un des deux a fait le choix du mi-temps ou du trois-quarts-temps) suffit largement à leur dépaysement affectif.
Avec le corps entier
Ce n’est pas pour rien que certains proposent que les deux premières années de collège soient assurées par des professeurs plus polyvalents afin que les élèves les plus fragiles soient moins ballotés et comprennent mieux ce qu’on attend d’eux ! L’enfance est l’âge de la fidélité, pas du butinage tous azimuts.
Mais sortons de ces considérations nées d’aucune étude statistique sérieuse qui ne sont le fruit que de mes constatations - sans doute bien peu significatives vu le peu d’enfants que j’ai pu croiser en trente-sept ans… - et revenons au cœur du problème, mon métier.
Le problème, si je délègue, c’est que je ne peux plus servir au développement global de l’enfant, l’aider à prendre conscience de ce qu’il découvre et le rendre capable de le transférer. En effet, chez ces petits, au moins jusqu’à sept ou huit ans, la séparation entre l’âme et le corps n’est pas vraiment achevée (euh… c’est pour rire) et c’est avec le corps entier qu’ils entrent dans les apprentissages, même ceux qu’on taxe de « fondamentaux ».
Juste deux exemples, en passant. Hier, en allemand, n’arrivaient à prononcer convenablement « Sie geht. » que les enfants qui, comme le chat de l’histoire, avaient mimé l’action en articulant ces deux mots. Pour l’apprentissage des tables de multiplication, je me sers des séances d’EPS, de musique, d’arts visuels pour faire passer en rythme, en groupements et en manipulations ces listes de nombres qui resteront bien abstraites pour qui n’aura plus le maître pour faire le transfert entre les triolets qu’on égrène, les équipes que l’on équilibre, les carrés de couleurs que l’on trie et cette « table de trois » qu’ils doivent mémoriser.
Ouvrir au monde
Et puis, si je délègue, je ne connais plus, ou moins bien, mes élèves. Et, les connaissant moins bien, je suis moins à même de corriger au coup par coup leurs difficultés. Comme je les vois moins longtemps et dans des activités moins variées, je ne peux plus me servir de la séance d’EPS pour faire récupérer à l’un les difficultés qu’il a à se situer dans l’espace et le temps, je ne peux pas non plus profiter de la leçon d’histoire ou de géographie pour élargir le vocabulaire d’un autre et le rendre vivant par l’application. Comment mes listes de mots ne peuvent-elles pas devenir insipides si elles ne servent à rien ? Comment rendre vivante la découverte d’une œuvre musicale ou plastique si ce n’est plus moi qui assure l’éducation corporelle ou le travail manuel ?
Et là, je perds mon métier. Je ne veux pas devenir répétiteur de français et de calcul ! Je veux leur apprendre pourquoi je souhaite tant qu’ils sachent lire, écrire et calculer, je veux les ouvrir au monde et à ses beautés, je veux continuer à être Maîtresse d’École !
Catherine Huby, Ecole primaire publique, St Pantaléon les vignes
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